Est-il raisonnable de vouloir tout démontrer au nom de la vérité scientifique, au risque de banaliser le quotidien ?
La
médiation scientifique a-t-elle pour mission de tout expliquer,
bêtement ?
Y
a-t-il une place pour la pensée mystique dans la médiation
scientifique ?
Telles
sont les questions qui m'intéressent aujourd'hui.
Petit
rappel historique :
Dès
le 18e siècle, des mouvements anti-science ont accompagné le
développement technique. On observe que ces mouvements
viennent
presque toujours d'une contestation conservatrice, d'un ordre traditionnel.
Max
Weber, lui, ne s'oppose pas au développement technique, mais au
positivisme qui érige une science idole qui doit guider l'homme vers
un monde idéal. Vers 1910, dans une thèse devenue célèbre, il
argumente « le désenchantement du monde » par la
science. Surtout, il constate que (1) l'accroissement des
connaissances scientifiques induit un recul du questionnement
métaphysique, et que (2) le développement technique tend vers une
rationalisation totale de la société. Selon lui, pensée
rationnelle et plénitude ne font pas bon ménage. Veut-il indiquer
que la construction d'un monde idéal passe nécessairement par
l'acceptation d'une pensée magique ? il semble que oui.
Pas
question ici d'une explication de texte, nous prenons Weber comme
exemple illustratif de la résistance intellectuelle à un certain
projet issu des Lumières de fonder la société sur la seule
connaissance scientifique. Retenons juste que ce qui est critiqué
avant tout, c'est la pensée rationnelle et sa finalité technique,
le fait que toute l'action (y compris l'action sociale) ait pour but
la rationalité.
Il
est intéressant de remarquer qu'à l'époque, même si les sciences
-par leur volonté de tout expliquer- désenchantent le passé et le
présent, elles enchantent encore le futur en étant porteur de
grands espoirs : le fameux mythe du « progrès ».
Aujourd'hui il semble en être autrement.
Toutefois,
une chose rassemble traditionalistes et sociologues de l'époque : le
rejet de l'anarchie rationaliste devant l'unité et la cohérence des
grands récits fondateurs des civilisations humaines. Cette notion
est intéressante car elle pointe le fait que la science (par sa
dimension technique) ne semble pas être capable de créer ces grands
récits. Est-ce là un vrai point faible de la technoscience ? (Tada
! La suite après le cartoon...)
Les
grands récits ont pour fonction de créer un cadre de croyances
porteuses d'une morale fédératrice. Mais problème, la pensée
rationnelle est par essence étrangère à toute considération
morale. C'est le support de toute technique, amorale de fait.
- On remarque d'ailleurs que beaucoup de conflits sociaux ont comme toile de fond cette confrontation entre raison morale et raison technique : ne parle-t-on pas de « moraliser l'économie », de « moraliser Internet », de « raisonner l'agriculture » ? sans parler des débats concernant les OGMs, nanosciences et autres sujets bioéthiques.
Voici
donc le point d'achoppement de la Technosociété : rationaliser les
échanges entre citoyens en tenant compte du fait que lesdits
citoyens ne sont pas des êtres rationnels. Remember le "dilemme du
prisonnier"... :o)
Le
désenchantement du monde par la science n'est pas seulement la perte
de la croyance dans la magie ou dans l'action des dieux et autres
avatars cosmologiques. En effet, en cherchant la rationalité, la
science coupent le monde de sa dimension humaine et subjective : le
monde apparaît comme mécanique, dépourvu d'intention. En ce sens,
Max Weber a raison lorsqu'il critique la perte du sens dans
l'avancement de la société.
Le
développement technique nous force à contempler notre environnement
comme un simple système physico-chimique, écrit en langage
mathématique. Ceci est peut-être essentiel pour le technicien ou le
scientifique, mais qu'en est-il de l'homme ? On touche ici une partie
du malaise qui habite la relation entre la société technique et
citoyens, ce dernier n'y trouvant plus sa place. En ce sens, on peut
également donner raison à Mylène Farmer : nous sommes d'une
génération désenchantée. :o)
–
En
France, la thèse du désenchantement (et du ré-enchantement) du
monde par la science est devenu l'apanage des scientologues,
partisans de l'intelligent design et autres fidèles de sectes
progressistes. Pourquoi ? en première approximation, ils semblent
occuper un terrain laissé libre par le monde scientifique.
Nous
avons dit plus haut que la science n'a pas été capable de créer de
grand récit, ajoutons qu'elle semble plutôt avoir pris un soin
particulier à défaire les grands récits existant. Par exemple, les
travaux de Lavoisier (sur la conservation des masses, la combustion,
la composition de l'eau et de l'air) ne marquent-ils pas un
formidable travail de sape du concept cosmologique d'élément ? ainsi l'eau, l'air, le feu, la terre ne sont plus des sanctuaires
mais une simple composition d'atomes. La caractéristique principale
du passage de l'alchimie à la chimie semble être justement cette
perte de transcendance, de sens magique et métaphysique : alors un
élément ne désigne plus une force naturelle mais un composé
chimique sur lequel on peut agir. Le pompon, c'est que ce travail de sape est considéré
comme fondateur de la chimie moderne... Une chimie désenchanteresse
donc.
- L'analyse primaire dit que les populations ont peur de la chimie car celle-ci tue des hommes et détruit l'environnement. Mais peut-être faut-il insister sur le fait que la chimie a surtout détruit les fondements mythologiques de la civilisation traditionnelle.
Aujourd'hui,
plusieurs ouvrages politiques et sociologiques insistent sur le
besoin de « ré-enchanter le monde ». La technoscience
en est-elle capable ?
Je
pense qu'une médiation scientifique intelligente doit se
réapproprier cette question.
To
be continued...
GF
.
Quelques
incontournables sur le sujet :
Max
WEBER, Le
savant et le politique,
1919
Marcel
GAUCHET, Un
monde désenchanté ?,
1988
Jean-François
LYOTARD, La
condition post-moderne : rapport sur le savoir,
1979
Bernard
STIEGLER, Réenchanter
le monde : la valeur esprit contre le populisme industriel,
2006
Ilya
PRIGOGINE, La
fin des certitudes,
1996
Claude LEVI-STRAUSS, Histoire de Lynx, 1991
Claude LEVI-STRAUSS, Histoire de Lynx, 1991
Jean
STAUNE, Notre
existence a-t-elle un sens ?,
2007, dans un autre style...
J'ajouterais une référence importante "Histoire de Lynx" de Claude Lévi-Strauss (Plon 1991) qui va (intelligemment) dans le sens du réenchantement. Sa "Pensée sauvage" (Plon 1962) est un livre remarquable qui m'a inspiré pour mon livre "Alterscience" (à paraître 17 janvier 2013). Sur "Histoire de Lynx" voir interview INA http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I06298100/claude-levi-strauss-a-propos-de-son-livre-histoire-de-lynx.fr.html
RépondreSupprimerJ'ai (enfin) lu "Histoire de Lynx". Intelligent est bien le mot qui convient à cet ouvrage - on n'attendait pas moins de C. Levi-Strauss.
SupprimerJe l'ajoute donc à la liste des Ref.
Merci de votre contribution.